Ce qu’en dit Elodie Verlinden
Sous le titre du journal L’Essentiel, on peut lire L’information simple comme bonjour . En voilà un magnifique projet, parvenir à rendre l’information « simple » !
En effet, si d’autres initiatives revendiquent le même objectif, il s’agit, le plus souvent, de médias qui s’adressent à un jeune public1: Les Niouzz, le JDE, 1 jour 1 actu, etc. La spécificitéLa spécificité de quelque chose signifie ce qu'elle a de particulier. Ici pour les associations, ce sont les sujets et les causes qui les intéressent en particulier: les droits des femmes ou les droits des jeunes ou les sans-abris, etc. de L’Essentiel est de s’adresser à un public d’adultes « peu familiarisés avec la lecture ». Il ne s’agit donc pas de les infantiliser en les renvoyant vers des supports créés à destination d’un jeune public. Il s’agit de leur parler d’adulte à adulte, en réalisant le tour de force de rendre l’information « simple » et non simpliste…
S’adresser aux enfants est un excellent exercice pour atteindre cet objectif. On pense à cette citation d’Albert Einstein : « Si vous ne pouvez expliquer un conceptmanière particulière de penser quelque chose; par exemple, un concept juridique est une manière de penser la justice. à un enfant de six ans, c’est que vous ne le comprenez pas complètement. » Professeure à l’Université libre de Bruxelles, j’ai été amenée à participer à l’Université des enfants, un projet qui démystifie l’université en ouvrant ses portes aux enfants d’écoles primaires. Ils y rencontrent les professeur·e·s et leur posent des questions comme « Pourquoi il y a des traces blanches derrière les avions ? », « Comment une mouche peut-elle s’accrocher au plafond ? », etc. Je devais répondre à la question « N’importe quel mouvement peut-il être de la danse ? » Loin de mon public habituel d’étudiant·e·s de master, l’expérience fut particulièrement instructive (et laborieuse). Je me suis rendu compte de la difficulté du travail de L’Essentiel et de l’effectivité de cette phrase d’Einstein. Rendre les choses simples, ce n’est pas uniquement une question de « français ».
Ce n’est pas en remplaçant un mot par un autre, en évitant les phrases subjonctives ou les temps peu utilisés que l’on parvient à rendre un concept intelligible2 . Quand on s’adresse aux enfants, on peut y parvenir en recourant à certains stratagèmes (jeux, infographies rigolotes, maquettes, etc.) Agir ainsi avec un public adulte serait perçu comme puéril, ne permettrait donc pas l’adhésion souhaitée
et s’éloignerait des valeurs d’émancipation associées au journal.
Quand j’ai été invitée par L’Essentiel à écrire un article lors de la journée internationale des droits des femmes (Féminisme, une affaire de femmes ? ), impossible de recourir à ces méthodes pédagogiques et obligation de passer uniquement par l’écrit. J’ai commencé par travailler, comme recommandé sur la
« lisibilité ».
Cette première étape est déjà particulièrement laborieuse : durant toute votre scolarité, on vous invite à utiliser des formes soutenues, remplacer des verbes pauvres, bref à se distinguer au sens bourdieusien3 du terme. En effet, si l’on peut s’accorder sur le fait qu’il n’existe aucun synonyme en français (si un mot existe, c’est parce qu’il exprime une nuance que son prétendu synonyme ne contient pas), l’utilisation de certains termes, dans certains contextes ne relève pas toujours d’une volonté de précision scientifique, mais bien de distinction. On connait tou·te· s, dans notre entourage, une personne qui se gausse de ses interlocuteurs/trices en utilisant sciemment des termes inconnus de ces derniers à desfins de distinction et par conséquent de hiérarchisation. Certain·e·s le font sans même s’en rendre compte, car le milieu dans lequel illes évoluent ne les amène que rarement à dialoguer avec des personnes maitrisant moins la langue ; d’autres parce que leur domaine professionnel les baigne dans des termes spécifiques, qu’illes oublient parfois de définir. Et parfois c’est un peu des deux… Mon promoteur de thèse qui donnait aux étudiant·e·s de deuxième année de bachelier (environ 19 ans) le cours de « Sémiologie générale » utilisait le jargonVocabulaire propre à un groupe, à une profession. de cette discipline au grand dam de son auditoire : schéma actanciel, destinateur, analogon, signifiant/ signifié, etc. Je donnais alors les guidances de ce cours et les éudiant·e·s m’avaient nommée « traductrice officielle du cours de M. X en Français ». Cela nous avait bien fait rire, lui et moi, mais révélait la distance entre ces jeunes adultes et ce professeur proche de la retraite. Dans ces cas, paraphraser, toujours sans simplifier, permettait de rassurer les étudiant·e·s, mais c’était encore à l’aide de nombreux autres outils tels que gesticulations, interpellations invitant aux questions, nombreux déplacements, dessins à la craie sur le tableau et regards attentifs pour capter les décrochages éventuels ou les acquiescements rassurants.
Dans le cas d’un article destiné à être publié en ligne et/ou sur papier, de nouveau, impossible de s’appuyer sur ces adjuvants. L’auteur de quelque sorte d’écrit que ce soit est confronté à ce qu’Umberto Eco décrit parfaitement dans Lector in Fabula : « Pour organiser sa stratégieFaçon de faire pour arriver à un but textuelle, un auteur doit se référer à une série de compétences […] qui confèrent un contenu aux expressions qu’il emploie. Il doit assumer que l’ensemble des compétences auquel il se réfère est le même que celui auquel se réfère son lecteur. C’est pourquoi il prévoira un Lecteur Modèle capable de coopérer à l’actualisation textuelle de la façon dont lui, l’auteur, le pensait et capable aussi d’agir interprétativement comme lui a agi générativement. » Si l’objectif est de s’assurer de l’intelligibilité de ses propos, il est essentiel d’avoir constamment en tête le « Lecteur Modèle » auquel on s’adresse. Une fois cette condition admise, l’exercice ne devient pas, de facto, plus aisé, car le lecteur modèle imaginé par l’auteur/trice n’existe évidemment pas dans le monde réel, chaque individu étant, par définition, unique. Or, surestimer, tout comme sous-estimer, les « compétences » de son lectorat peut conduire à un décrochage.
Là encore, une anecdote personnelle : lors de la publication de ma thèse, il m’a été demandé d’être « moins pédagogique », de supprimer des tableaux récapitulatifs en fin de chapitre, des paraphrases explicatives, etc.
L’exploit que L’Essentiel parvient depuis plus de trente ans à rééditer, avec une régularité dont je demeure admirative, est celui de rendre l’information lisible ET intelligible ; de la rendre simple, sans lui ôter sa complexité (chère à Edgar Morin) ; de parler de tout, sans tabou ; de viser toujours juste, car le lecteur n’est pas qu’imaginé mais connu de la plupart des auteurs/trices également actifs/ ves sur le terrain, à la rencontre de ce lectorat qu’illes connaissent, forment et rencontrent régulièrement.