L’Essentiel et moi ? Ou plutôt dire spontanément : Lydia Magnoni et moi. Vingt-sept ans donc d’homériques batailles pour faire vivre L’Essentiel. Vingt-sept ans d’accords et de désaccords entre nous, exposés aussi en réunion et laissant parfois à quia les autres participants et participantes qui nous avouent parfois s’être crus au théâtre.
Et pourtant, malgré les apparences, nous ne jouons pas. Nous ne sommes pas comme le garçon de café de Jean-Paul Sartre qui se fond dans son rôle pour s’empêcher d’exister librement. Non, non, c’est notre coexistence (pas toujours pacifique) qui fait aussi L’Essentiel. Sur la liberté et l’odyssée de L’Essentiel, il y a donc beaucoup à dire. Commençons par l’anecdote qui en dit beaucoup justement.
Les artisans
En 1998, il y a un important référendumconsultation des citoyens qui doivent répondre par « oui » ou par « non » à une question posée par l’Etat en Irlande du Nord, un journaliste rédige un article sur le contexteLes circonstances, les conditions, les explications d'un événement, d'un fait, d'une action. A l’époque, l’équipe de L’Essentiel, c’est quatre personnes : Anouck, Claudia, Lydia et moi. A la relecture, un paragraphe nous parait obscur. On comprend vite que le journaliste a usé de quelques fioritures parce que lui-même n’y voyait pas clair (cela nous arrive à tous et toutes). Il nous l’avoue d’ailleurs bien volontiers au téléphone. Nous devons éclaircir l’affaire, mais on est en 1998 : le grand public dit encore internet pour web et Wikipédia n’existe pas. On trouve malgré tout ! Puis, est-ce par manque de temps pour rédiger ou par manque de place sur la page, l’idée vient de supprimer cette information pourtant si durement acquise, mais qui semble au final secondaire .
Lydia, péremptoire comme elle peut l’être parfois : « Ah non, on a eu assez de mal pour trouver l’info ! » Et d’ajouter : « Ce serait dommage de ne pas en faire profiter les copains. » Un beau geste d’égalité tendu à nos lectrices et lecteurs après des gestes de relecture et de réécriture d’artisans.
Une autre artisane de L’Essentiel, Joëlle Van Gasse, formatrice, responsable de formation puis directrice de la FUNOCFormation pour l'université ouverte de Charleroi. Elle collabora longtemps avec des articles sur l’actualité sociale, des articles longs et fouillés. Mais souvent trop longs et trop fouillés. L’inconvénient ? Il fallait souvent couper dans le texte et raccourcir les phrases. L’avantage ? Il fallait simplifier, mais pas élucider : c’était clair. Souvent à la fin de son article une formule juste, mais convenue dans certains milieux, du genre : « Voilà pourquoi, il faut défendre la sécurité sociale ! » C’est tout ça la fabrique de L’Essentiel. Qu’est-ce qui l’unifie ?
La fabrique
La fabrique de L’Essentiel, c’est une règle d’écriture (faire simple), c’est un processus (dévoiler à mesure la complexité d’un sujet). A L’Essentiel pour contextualiser, on « textualise ». Cette pensée de l’écrit, je la dois à une discipline dont je maitrise quelques rudiments. Il s’agit de la textique . La textique ? Une discipline nouvelle : son objectif est d’établir une théorie capable de concevoir et ordonner les multiples structures dont peut relever un écrit, quel qu’il soit : un poème, un article de journal, une BD, un graffiti, une image … Si une de ses méthodes est la relecture et une de ses conséquences ce qu’elle nomme la «récriture », la textique est évidemment d’une autre ampleur et a d’autres visées que le modeste journal qu’est L’Essentiel. Mais la textique est donc pour moi, tantôt une référence , tantôt une arme, pour écrire un article, penser à l’hypertexte, utiliser telle image ou infographie pour simplifier l’information.
La textique me sert à L’Essentiel comme elle me sert en tant que formateur de publics dits peu qualifiés et peu alphabétisés. D’ailleurs, en 1995, engagé à la FUNOC depuis quelques mois, je demande timidement à la directrice d’alors Christou Verniers si l’institution peut prendre en charge les frais du séminaire de textique organisé en Normandie au château de Cerisy-la-Salle. Christou me répond : « Il y a en la matière trois politiques. L’institution ne prend pas du tout en charge les frais parce que la formation envisagée n’a rien à voir avec le boulot, par exemple la broderie. L’institution prend en charge 50 % des frais parce que la formation peut être utile au métier. L’institution prend tout en charge parce que la formation cadre tout à fait dans ce que l’on fait. » Je me voyais déjà renvoyé à mon atelier couture quand Christou demande illico au service comptabilité de verser au château tous les frais du séminaire.
La rencontre
Cette rencontre avec la textique, je la dois à un mien camarade. Il a donné une cohérence à mes quelques connaissances des idées de la modernité qui s’étaient épanouies dans le champ politique, intellectuel et artistique dans les années 60 et 70 et encore porteuses d’espoirs, début des années 80. Cet homme, laissons quelqu’un d’autre le nommer… Discipline créée en 1985 au Collège international de philosophie, initiée par Jean Ricardou, considéré dans les années 1960 comme le théoricien du Nouveau Roman, la textique marque une continuité et aussi une rupture avec les théories de l’époque.
En février 2017 dans le journal La Libre, Paul Magnette, bourgmestre de Charleroi et professeur de Science politique à l’ULB, répond au journaliste qui lui pose la question sur l’origine de son engagement personnel : « C’était un engagement politique mais pas dans un parti. J’ai pas mal caboté entre Ecoloen Belgique, le parti des écologistes francophones, le PSParti socialiste et le PC. J’ai été beaucoup influencé par Jean-Claude Raillon, un professeur de français. Un grand intellectuel communiste qui a fasciné des générations d’étudiants. » C’est ce professeur de français qui m’honore de son amitié depuis quarante ans et qui continue de glisser régulièrement dans ma boite aux lettres les productions de son travail théorique qu’il poursuit inlassablement.
Les amitiés
« L’amitié tend, elle aussi, à devenir totalitaire. »A la différence des sociétés, ce totalitaire-là est pour le bien de tous et toutes. En ces pages, diverses amitiés et diverses pratiques, une même visée : l’égalité.