Ce qu’en dit Léon Hens
Il y a des moments dans l’existence, difficiles à vivre et encore plus à raconter. Mais soit.
Je me permets néanmoins de vous narrer cette expérience angoissante. La journée se terminait à la rédaction du journal L’Essentiel. Je mettais la dernière main à la correction finale d’un article, quand je fus soudain pris d’un besoin pressant. Un besoin du genre qui ne laisse aucune autre solution que se diriger au plus vite vers un lieu d’aisance, là où, disait mon grand-père avec justesse et bon sens, même le Roi va à pied.
Enfin soulagé, je m’enquis du sacro-saint rouleau, oh combien essentiel à la dignitéRespect pour un être humain
de tout un chacun. Catastrophe ! Niente, le dérouleur est désespérément vide du précieux papier; j’ai beau me retourner de gauche à droite à m’en donner un torticolis, rien, pas de réserve, le vide sidéral. Que faire ? A cette heure, tout est désert. Inutile d’appeler à la rescousse, je suis seul, terriblement seul… Dans la précipitation, mon portable est resté sur le bureau. Cette excroissance de nos cerveaux aurait pu me sauver de ma lamentable situation, mais c’est peine perdue. A moins que… le concierge peut-il m’entendre ?
Tel le ténor d’un opéra sans public, je décidai de faire usage de mon puissant organe vocal criant à tue tête : « A l’aide, au secours !» Rien n’y fit. Me vint alors l’idée saugrenue d’avoir recoursfaire un recours, c'est faire appel à une institution (justice, ministère,...) contre une décision officielle qu'on pense injuste. au morse, système de communication d’un autre siècle certes, mais toujours en usage. Me remémorant mon passage au service de la Nation, les codes en vigueur me revinrent à l’esprit, je délaçais une godasse pour marteler la tuyauterie. Avanti, trois brèves-trois longues- trois brèves… Et ainsi de suite. Après dix bonnes minutes d’un laborieux concerto pour godasses et tuyaux, j’abandonnai ma partition musicale.
Le concierge devait regarder Questions pour un champion! La situation semblait désespérante quand mon attention fut attirée par le gros livre qui occupait l’appui de fenêtre. Mais oui, le journal L’Essentiel a été relié pour garder une trace de ces jours heureux du journal version papier. Voilà, bon sang mais c’est bien sûr, en voilà du papier.
Enfin sauvé! Ah, les petits papiers… La chanson me revient en mémoire, je fredonne … Papier chiffon ou d’Arménie, et si t’as soif papier buvard, sacré Gainsbourg va. Mais, pas une rime sur papier cul. Ca m’aurait plu. C’est bien dommage ! Bon c’est pas tout ça, il faut en finir. A la recherche d’une page à sacrifier, je feuillette le gros livre. Non, pas la Une!
Et puis, elle est en couleur, La Terre vaut bien un sommet datée de septembre 2002. Et ben ! Ça n’a pas vraiment beaucoup bougé en vingt ans !!! Je tourne les pages, Poutine ! Il était déjà là celui-là. On parle de la Tchétchènie, des otages du théâtre de Moscou. Je ne m’en souvenais presque plus. Bon, il est toujours là, « Le terrorisme peut être une méthode de gouvernement » disait Jules Romains.
Déchirer une page, c’est bien beau mais laquelle? Ah, peut-être la page jeux ou culture… Ben quoi, c’est pas vraiment essentiel, nous a-t-on dit, la Culture par ces temps de pandémieune grande épidémie qui touche beaucoup de pays et une partie importante de la population mondiale. ! Zut, au verso il y a la rubrique de Roger, oh non …, je ne peux faire ça. Comment le regarder en face et lui dire que …non, non , non . Et ma bien aimée rédactrice en chef, si elle apprend une turpitude pareille… Je n’ose même pas y penser.
Tous ces gens ont mouillé leur chemise pour que ce journal existe chaque mois pendant plus de trente ans et puis…moi… réflexion… chemise. Oui, oui, oui, j’arrache les boutons de ma chemise (élimée aux manches). Et j’en fais des lambeaux. Voilà du recyclage pour remplacer habilement le torche-cul manquant mais essentiel.
Ouf, l’honneur est sauf. L’Essentiel aussi car ce bon vieux journal était et est loin d’être un torche-cul.