dimanche 28 avril 2024

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Mora, le négrier

Extrait du journal Le Monde diplomatique (novembre 2000)
http://www.monde-diplomatique.fr/2000/11/CEGARRA/14481

A partir des années 50, le patronat français a eu recours à l’importation massive d’ouvriers maghrébins. Paradoxalement, peu d’historiens ont analysé cette période de « prolétarisation » de toute une population. Dans La Mémoire confisquée, l’anthropologue Marie Cegarra s’attache aux pas des 78 000 Marocains recrutés, pour les Houillères du Nord – Pas-de-Calais, par un ancien militaire, Félix Mora :
« Tous passent devant moi, se souvient ce dernier. Depuis 1956, je parcours la vallée du Souss et j’ai dépassé les 66 000 embauchés. » Les candidats passent devant lui, le torse nu pour un premier tri. Destinés à effectuer un travail de force, l’extraction du charbon au fond de la mine, ils sont sélectionnés à partir de leur apparence physique. Les critères sont les suivants : ils doivent être âgés de vingt à trente ans, peser 50 kilogrammes minimum, avoir une acuité visuelle correcte. La sélection médicale s’accompagne d’un rapide interrogatoire sur les occupations professionnelles antérieures du candidat pour mieux cerner ses capacités à travailler à la mine (et ses motivations).

Des employés des Houillères établissent les listes. Des fonctionnaires marocains sont là aussi, ne serait-ce que pour donner une identité officielle aux nomades qui n’avaient jamais fait de démarches pour l’état civil. Il y a beaucoup d’appelés, mais peu figureront en définitive sur la liste. Car il faut pour cela ne pas être atteint de maladie contagieuse, ne présenter ni amputation ni déformation… et surtout ne pas avoir eu affaire à la police marocaine. Mora examine les dents, les muscles, la colonne vertébrale. Puis il marque les postulants avec des tampons de deux couleurs différentes pour les distinguer. « Si Mora t’affiche un cachet vert sur la poitrine, cela signifie que tu es accepté ; un cachet rouge signifie que tu es refusé. »

Ce tri élimine les deux tiers des postulants. Le groupe sélectionné se rend, par ses propres moyens, à l’hôpital, cette fois-ci pour passer un examen médical plus approfondi prévu dans la convention franco-marocaine de 1963. Ceux qui sont déclarés aptes transiteront à la mission de l’Office national d’immigration (ONI) à Casablanca et signeront leur contrat de travail avant de partir pour la France. C’est le temps des rêves : « A Goulimine, Ouarzazate, Tiznit, les enfants s’exclament, commentent, ils savent de quoi ils parlent : moi aussi, j’irai à la mine avec une petite lumière sur la tête. »

Quelques décennies plus tard, ce poème berbère chante la désillusion : « Il fut un temps où les hommes furent vendus à d’autres / O Mora le négrier, tu les as emmenés au fond de la terre / Mora est venu à l’étable d’Elkelaa / il a choisi les béliers et il a laissé les brebis / O filles ! Mettons le voile du deuil / Mora nous a humiliés et est parti / Ceux de l’étranger que Dieu redouble vos peines / Celui qui est en France est un mort / il part et abandonne ses enfants / La France est de la magie / celui qui arrive appelle les autres. »

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